1. Aristote : les débuts de la Science Politique

A - Le cadre : un observateur né dans la Grèce du  IVème siècle
(la domination exercée sur le monde hellénique par la démocratie athénienne vient de s'achever)
La Grèce (ou Hellade) c'est, à l'époque, plus d'un millier de cités dont 80% se concentrent sur les rives de la Mer Égée et dont la plupart sont insulaires et/ou minuscules. L'apogée des cités est passé et de puissantes monarchies militaires se constituent, qui rivalisent avec elles. Les entreprises du royaume de Macédoine (les Macédoniens sont des Barbares, c'est-à-dire des étrangers aux yeux des Hellènes, bien que leur monarque et les élites aient appris les langues et les moeurs de la Grèce) menacent en particulier de mettre fin à l'indépendance des cités.
Né à Stagyre,  assez loin de l'Attique, Aristote (384-322) est fils du médecin du roi Macédonien Philippe, et tient peut-être de son père ses talents d'observateur et son intérêt pour la Biologie. Il est un élève de l'Académie (l'école philosophique des jardins d'Academos, où enseigne Platon, disciple du fameux Socrate) entre 367 et 347 puis devient précepteur de l'héritier du trône de Macédoine (le futur Alexandre-le-Grand, ceci entre la treizième et la seizième année du prince). Il fonde ensuite sa propre école de philosophie à Athènes, le Lycée (sic !) et se livre à un considérable effort de rédaction et d'observation (recourant à l'aide de ses élèves pour se documenter et faire des recherches, voyager et recueillir des informations, passant au crible la constitution de 158 cités).



B - Le penseur : un "philosophe de la cité", qui croit au Bonheur, distingue l'Homme de l'Animal et entend éduquer les citoyens
- Aristote estime que l'homme "est fait pour le Bonheur" et pense que le couple (formé par inclination mutuelle) la famille et la cité sont des cadres nécessaires au bien être.
- Il présente l'Homme comme un "animal naturellement politique" (civique) ce qui fonde l'idée d'une séparation nette entre le genre humain et les autres espèces vivantes, barrière encore renforcée ultérieurement par la tradition judéo-chrétienne, mais propre aux civilisations occidentales voire aux religions du Livre. Seul l'homme, pour Aristote, est en effet capable du sens moral qui donne l'intuition du bien et du mal, du juste et de l'injuste. La conscience morale s'oppose à l'instinct, comme le langage articulé au cri des bêtes.
- Aristote se dit "philosophe de la cité" et se consacre exclusivement à son étude. Le but de la cité doit à ses yeux être le bien (sinon le bonheur) de l'homme vertueux, celui qui respecte la Loi. Pour atteindre cette soumission spontanée (et censément totale - ce qui peut choquer les esprits contemporains) à la Loi votée par l'assemblée, la cité doit absolument éduquer ses citoyens.
- Le bien commun passe, pour lui, bien avant le bonheur individuel (au contraire de certains de ses successeurs comme Épicure).

C - Le chercheur : le fondateur incontestable du droit constitutionnel comparé
 Aristote ne suit pas totalement l'enseignement de Platon, philosophe trop aristocratique et trop peu réaliste à son goût, de même qu'il s'oppose par ailleurs aux cyniques, désespérés et dégoûtés de la vie politique, alors qu'il veut valoriser celle-ci.  
La recherche du service de l'intérêt général, vu comme "le bien commun au service de tous", est en effet l'idéal d'Aristote. Pour lui, seules quelques formes pures de gouvernement rendent possible sa réalisation.

LE VOCABULAIRE POLITIQUE FONDAMENTAL POSÉ PAR ARISTOTE
FORMES PURES

[pour le gouvernant : il s'agit de "servir"]
FORMES CORROMPUES (impures)

[ou bien plutôt de "se servir]
possibilité d'un Bon gouvernement
exercé au profit des gouvernés
(pour leur bien sinon pour leur bonheur)
fatalité d'un Mauvais gouvernement
exercé au profit des gouvernants
(au service de leurs intérêts particuliers)

 MONARCHIE


ARISTOCRATIE

RÉPUBLIQUE ( POLITEIA en Grec, ou RES PUBLICA en Latin)

TYRANNIE
[on préfèrera parler de DESPOTISME au XVIIIème siècle]

OLIGARCHIE

DÉMOCRATIE, synonyme de DÉMAGOGIE pour Aristote
entre crochets : des remarques et précisions qui ne sont pas formulées par Aristote lui-même
mais ont été trouvées beaucoup plus tard



2. Aristote et la distinction entre bon et mauvais gouvernement : un débat durable

A - Une classification plus complexe qu'on ne le croit à première vue : entre bons et mauvais gouvernements

Le raisonnement aristotélicien repose sur deux outils de comparaison : institutionnel (dans le sens de lecture vertical du tableau reproduit ci-dessus) et moral (lecture horizontale, la colonne de gauche se rapprochant de la cité idéale souhaitée par Aristote).



Il n'y a pas vraiment de différence "technique", sur le plan du fonctionnement entre les formes pures et corrompues appariées suivant le système de classement d'Aristote. L'Aristocratie, par exemple, est pour Aristote très semblable à l'Oligarchie : c'est seulement que l'élite gouvernant la cité, dans le premier cas, le fait bien : ce régime mérite donc d'être considéré comme "le gouvernement des meilleurs" (celui des hommes nobles, voire supérieurs, souvent issus d'une caste héréditaire). L'Oligarchie, au contraire, est le gouvernement d'une minorité sans talent particulier et qui administre mal la cité (pour les Grecs, c'est là le problème de la Ploutocratie, ou gouvernement des riches, toujours exercé à leur seul profit).

La nomenclature d'Aristote a le mérite d'être précise mais elle est au fond simpliste, sa typologie se fondant sur deux critères uniquement, et distinguant trois paires de situations qui s'opposent : pas de bon "tyran" ni de mauvais "monarque", par conséquent - l'usage du terme les caractérisant déterminant a priori le jugement porté sur les régimes.

La Politeia ou République décrite par Aristote ressemble déjà, suivant notre vocabulaire politique contemporain, à "un état de Droit" géré par "des élus du Peuple" (les seules règles valables y sont des Lois universelles fabriquées par les représentants des citoyens, connues de ces derniers comme de toute la population) dans lequel est pratiquée "une démocratie partielle, souvent censitaire" (tous les citoyens ne sont pas égaux, mais, par exemple, seuls les propriétaires capables de défendre leur patrie par les armes peuvent voter). La Démocratie, pour Aristote, est un gouvernement de la masse exercé contre les riches et à leurs dépens, par des démagogues : le siècle de Périclès n'est donc pas du tout, à ses yeux, l'incarnation du bon gouvernement mais celle d'un régime corrompu (par le fait d'un excès d'égalité, et des mensonges délibérés des dirigeants).



Vocabulaire : le Peuple, ou demos, c'est l'ensemble des citoyens.


 
B - La question de l'Égalité : une chimère, pour la plupart des Grecs anciens comme pour les Lumières du XVIIIème siècle

(après l'échec de l'expérience démocratique Athénienne, plus personne ne croit en la possibilité d'une Démocratie ni ne revendique l'Égalité avant la Révolution Française, sauf, peut-être, Jean-Jacques Rousseau et quelques auteurs très isolés)

L'Égalité ne peut pas, pour Aristote, être offerte à tous les hommes. Il critique du reste tout autant l'excès d'égalité caractérisant les Athéniens au Vème Siècle (isonomie et isocratie pour tous les citoyens) que l'excès d'inégalité des tyrannies de la Grande-Grèce (au sud de l'Italie actuelle).  La cité idéale qu'il appelle de ses voeux est basée sur une assemblée du Peuple fermée aux esclaves, aux métèques, mais aussi aux citoyens pauvres.

Vocabulaire : les métèques, ce sont, dans une cité grecque "les étrangers au Droit commun".  Ces résidents (rarement étrangers par leur origine, contrairement à ce que l'on croit souvent) sont des hommes libres mais non des citoyens et sont par conséquent soumis en principe à des lois spéciales (en latin et dans l'empire, on dira : pérégrins pour métèques). Les métèques sont des Grecs tandis que les étrangers véritables (non hellénophones) sont des barbares, différents par la langue mais aussi les moeurs politiques (ils ne vivent pas dans une cité, obéissent à des rois et non à des lois). 



Deux raisons principales expliquent que l'on ne puisse pas accorder l'Égalité à tous selon le sens commun et les penseurs antiques, mais aussi médiévaux et modernes, donc que les principes démocratique soient condamnés.

1°) Dans la civilisation grecque puis gréco-romaine, le travail est assimilé à une occupation servile qui rend les travailleurs indignes d'exercer le pouvoir. Si le christianisme fait, tout à l'inverse, du travail un devoir, imposé à tous les fidèles, et s'il dénonce même l'oisiveté comme "mère de tous les vices" (Augustin) il distingue - à l'ère médiévale et même au delà - les tâches nobles, réservées à l'élite, et le labeur quotidien enduré par les humbles (prolétaires). Le travailleur est donc  indigne et inférieur aux "meilleurs", auxquels est réservé le privilège de gouverner, c'est-à-dire d'être libres.

2°) Le principal danger de dévoiement des régimes démocratiques et des cités réside pour tous les philosophes dans la démagogie de dirigeants flattant la vanité ou excitant les passions du Peuple. C'est pourquoi ils réservent la pleine citoyenneté à une minorité éduquée et responsable, susceptible de résister à la séduction trompeuse de meneurs habiles. 


Mais, au sein de l'élite jouissant de la pleine citoyenneté, soit des quelques citoyens égaux entre eux et gouvernant la cité, le nombre compte cependant. C'est en effet l'existence d'une "majorité" qui fait, pour Aristote, la légitimité (justesse) de la Loi et des institutions. La masse possède en effet une "supériorité collective" devant laquelle la minorité est conduite à s'incliner (conformément à l'idéal de la concorde civique, commun à toutes les cités helléniques).



C - La séparation des pouvoirs : une idéal tôt proclamé

 Aristote décrit trois fonctions gouvernementales qui devraient être séparées dans la cité parfaite
qu'il appelle de ses voeux:
- délibérative (vote des lois et contrôle des magistrats) incombant à une assemblée
- exécutive, déléguée à des magistrats élus chargés de faire appliquer la Loi
- judiciaire, assurée par différents tribunaux
(les magistrats sont des citoyens exerçant une fonction pour le compte de la cité, dont Aristote estime qu'il faut les choisir en fonction de leur mérite personnel).

Il est donc le précurseur de "la théorie de la séparation des pouvoirs" reprise et développée beaucoup plus tard par des philosophes modernes comme Locke et Montesquieu (même s'ils parlent plutôt de" pouvoir législatif", et non délibératif, et montrent que le pouvoir judiciaire réside essentiellement en la capacité de "dire le Droit", soit reconnaître et désigner ce qui est ou non légal). Aristote n'a donc pas seulement posé la vocabulaire de base de la science politique et de la démocratie, il a défini quelques uns des principes essentiels à ce régime. Mais il les a présentés comme les fondements de la cité, et non de la démocratie.