Jeudi 15 septembre
[12 h 10 - 13 h 05]
LA PEUR DU PROGRES ?
Le long
dialogue des hommes vient de s'arrêter? Et, bien entendu, un homme
qu'on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur. C'est ainsi
qu'à côté des gens qui ne parlaient pas parce qu'ils le jugeaient
inutile, s'étalait et s'étale toujours une immense conspiration du
silence, acceptée par ceux qui tremblent et qui se donnent de bonnes
raisons pour se cacher à eux-mêmes ce tremblement, et suscitée par
ceux qui ont intérêt à le faire. "Vous ne devez pas parler de
l'épuration des artistes en Russie, parce que cela profiterait à la
réaction". "Vous devez vous taire sur le maintien de
Franco par les Anglo-Saxons, parce que cela profiterait au
communisme." Je disais bien que la peur est une technique.
Entre la
peur très générale d'une guerre, que tout le monde prépare et la
peur toute particulière des idéologies meurtrières, il est donc
bien vrai que nous vivons dans la terreur.
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Albert
Camus, "Le
siècle de la peur",
Combat, 1948
Le XVIIe siècle a été le siècle des
mathématiques, le XVIIIe celui des sciences physiques, et le XIXe
celui de la biologie. Notre XXe siècle est le siècle de la peur. On
me dira que ce n'est pas là une science. Mais d'abord la science y
est pour quelque chose, puisque ses derniers progrès théoriques
l'ont amenée à se nier elle-même et puisque ses perfectionnements
techniques menacent la terre entière de destruction. De plus, si la
peur en elle-même ne peut être considérée comme une science, il
n'y a pas de doute qu'elle soit cependant une technique.
Ce qui frappe le plus, en effet, dans le monde
où nous vivons, c'est d'abord, et en général, que la plupart des
hommes (sauf les croyants de toutes espèces) sont privés d'avenir.
Il n'y a pas de vie valable sans projection sur l'avenir, sans
promesse de mûrissement et de progrès. Vivre contre un mur, c'est
la vie des chiens. Eh bien! Les hommes de ma génération et de celle
qui entre aujourd'hui dans les ateliers et les facultés ont vécu et
vivent de plus en plus comme des chiens.
Naturellement,
ce n'est pas la première fois que des hommes se trouvent devant un
avenir matériellement bouché. Mais ils en triomphaient
ordinairement par la parole et par le cri. Ils en appelaient à
d'autres valeurs, qui faisaient leur espérance. Aujourd'hui personne
ne parle plus (sauf ceux qui se répètent), parce que le monde nous
paraît mené par des forces aveugles et sourdes qui n'entendront pas
les cris d'avertissements, ni les conseils, ni les supplications.
Quelque chose en nous a été détruit par le spectacle des années
que nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle
confiance de l'homme, qui lui a toujours fait croire qu'on pouvait
tirer d'un autre homme des réactions humaines en lui parlant le
langage de l'humanité. Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter,
torturer, et à chaque fois il n'était pas possible de persuader
ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu'ils étaient sûrs
d'eux, et parce qu'on ne persuade pas une abstraction, c'est-à-dire
le représentant d'une idéologie.
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